Première investiture Abraham Lincoln
Le 4 mars 1861
11H47
…Le temps est couvert. Les nuages s’amoncèlent au loin, dans la perspective de jeter sur la foule rassemblée ses gouttes d’eau longtemps contenues. Et pourtant, rien ne semble pouvoir l’empêcher d’assister à ce qui se prépare. Vingt-cinq mille individus se pressent auprès du resplendissant Capitole, juste devant son portique oriental. Le dôme surplombant ce dernier n’est d’ailleurs pas encore achevé. Les échafaudages de bois sont visibles depuis la foule. Néanmoins, la splendeur de l’édifice est telle que la faible luminosité de ce jour suffit pour altérer notre vision.
Massée face à l’escalier central, la foule patiente. Une légère brise vient à peine atténuer le brouhaha ambiant. Les discussions vont bon train en cette période d’incertitudes et de doutes. Voilà maintenant plusieurs mois que la scission est consommée… La Caroline du Sud fut la première. Le 20 décembre de l’année passée, elle décidait de poursuivre seule et rompait le pacte fédéral établit par nos Pères Fondateurs. Sacrilège qui n’aurait jamais dû arriver. Puis, comme incités par cette audace d’un nouveau genre, ils furent six à l’imiter… le Mississippi le 9 janvier, la Floride le 10, l’Alabama le 11, la Géorgie le 18, la Louisiane le 26 et le Texas le 1er février…
11H59
Ô tristesse incommensurable ! Que n’ai-je mérité un tel désastre et une telle virulence de la part de nos frères ?
Car il n’est point besoin de douter de l’avenir de cette séparation. À peine avaient-ils quitté l’Union que ces mêmes États se réunissaient et formaient voilà tout juste un mois un nouvel État fédéral. Les États Confédérés d’Amérique. Se dotant alors d’un président, en la personne de Jefferson Davis, militaire et politique chevronné, ils faisaient le choix d’un chemin différent du nôtre.
Malgré cela, la voie m’est toute tracée. Mes pas ne peuvent dévier. Mes convictions ne peuvent être altérées. Ma pensée ne peut être que le fer de lance dans la période qui s’ouvre. Et quelle période…
12H07
Je m’avance, lentement, aux côtés du président James Buchanan, depuis l’hôtel qui m’a hébergé cette nuit. La Maison-Blanche n’est pas loin. Je la distingue au travers les arbres qui nous font face, de l’autre côté de la rue pavée. C’est de là qu’il vient. Ayant quitté quelques instants plus tôt la demeure présidentielle, à bord d’une simple calèche, il patientait depuis lors au pied de mon logis, attendant ma sortie. La calèche est rangée sur le bas-côté, sous le portique de l’hôtel. Le visage grave, mon bientôt prédécesseur se tourne une dernière fois pour admirer la bâtisse luisante de blancheur entre les cimes arborées. Il me semble presque discerner, au léger pli de sa bouche, une note de tristesse. Pourtant, c’est un air enjoué qu’il affiche lorsqu’il pivote face à moi.
« – Mr Lincoln, je crois qu’il est temps. » me dit-il dans un sourire en ouvrant la porte de la voiture.
Tout au long de notre trajet jusqu’au siège du Congrès, j’observe la masse populaire qui se fraye un chemin dans la cohue. Ce ne sont qu’hommes et femmes qui arpentent alors les rues de la capitale. Comme un seul homme, ils semblent converger vers notre destination. Nous sommes forcés de ralentir l’allure des chevaux pour ne pas piétiner les passants. Le conducteur prend son mal en patience et nous parvenons au Capitole à 13h passée.
Parmi la foule amassée, je distingue un nombre important d’uniformes. Le climat reste pesant malgré la liesse populaire. En y regardant de plus près, les militaires sont bien plus présents que je ne l’aurais escompté. Le sentiment d’oppression qui m’était apparu voilà quelques instants s’atténue. Après tout, ne serait-ce pas l’instant idéal pour fomenter un complot et ainsi nuire à l’Union ? N’avais-je pas déjà été l’objet d’une tentative de meurtre récemment ? La traversée secrète de Baltimore était trop présente dans mon esprit pour ne pas y songer. Que le président-élu soit contraint, par la force des choses et les menaces qui ne cessaient d’être émises, d’arriver secrètement dans la capitale afin d’y vivre son investiture… que voilà un contexte oppressant.
Mais qui pouvais-je après tout. Si mon heure était arrivée, de quel droit m’arrogerais-je la prépondérance de cette décision face au Très-Haut ?
12H58
Reléguant mon appréhension à une simple fantaisie de l’instant, je décide d’afficher un visage serein. Le président Buchanan sourit à mes côtés. Quel homme étonnant. Je n’avais eu le loisir d’observer un être aussi pressé de quitter ses fonctions. Un unique mandat ! Telle avait été son obsession. Le voilà contenté.
Après avoir participé au désastre fédéral, il s’empressait de fuir avant que la guerre n’éclate. Qu’importe, passés les premiers ressentiments à son égard, j’avais appris à prendre sur moi. Quoi qu’il advienne, il semblait que nous allions, d’une quelconque manière, être confrontés à ce dilemme, puis au conflit qui ne tarderait plus.
13H11
Alors que nous descendons de calèche, le ciel se déchire. Une légère percée dans les nuages et nous voilà inondés de la lumière solaire. Les cieux nous apportent leur contribution.
Traversant l’édifice entourés de plusieurs sénateurs, l’allure ralentie. À mesure que nous approchons de l’estrade en bois montée pour l’occasion, les murmures de la foule s’intensifient. Le léger bourdonnement initial se mue alors en une clameur assourdissante.
Je ne vois qu’à peine les gestes et déplacements de mes voisins. La scène se déroule sous mes yeux, mais je demeure extérieur à toute cette agitation. Bien que présent aux côtés de l’élite américaine, je suis un étranger. Placé dans une bulle protectrice, je distingue, au ralenti, l’action qui se déroule sous mes yeux. Comme pour mieux m’éloigner du commun des mortels qui m’entoure, le temps semble figé.
L’instant solennel approche. Les battements de mon cœur s’accélèrent. La tension en est à son paroxysme.
Témoin du serment d’Hannibal, mon vice-président, je ne prends conscience que mon heure est venue qu’à la petite tape que je ressens sur mon épaule. Pivotant la tête sur le côté, mon regard se pose sur le visage d’un ami de longue date, Edward Baker, sénateur de l’Oregon. D’un hochement de tête, il désigne la population réunie en contrebas. Me précédant sur les quelques marches qui nous séparent du haut de l’estrade, il se tourne vers moi, un sourire triomphal sur le visage.
« – Chers concitoyens, je vous présente Abraham Lincoln, président-élu des États-Unis ! »
Je reste coi, sous le choc de la clameur qui retentit à mes tympans. Je laisse flotter le souvenir d’un sourire au coin de mes lèvres et m’avance. Une poignée de main d’Edward ; je me retrouve face à la foule.
Nous y sommes. Le discours tant attendu, déjà déclamé par quinze hommes illustres avant moi. Fermant les yeux un bref instant, je laisse la brise me fouetter le visage. Puis, ouvrant les bras, je me laisse transporter par les mots. L’émotion est palpable. Au travers mes paroles se libère ma pensée. Rédigées avec soin, les phrases se succèdent et s’imbriquent, comme pour mieux reconstruire le pont de notre fédéralisme.
J’égrène pendant de longues minutes les arguments d’une réconciliation. Malgré mon scepticisme, je me fais l’avocat de ceux qui désirent la liberté de leur choix concernant l’esclavage. Je tempère les passions exacerbées du Nord pour mieux recomposer avec le Sud. Je trouve la force nécessaire d’accorder le pardon pour les maux dont souffre notre nation. Je délibère pour atténuer le mal.
13H26
« … C’est entre vos mains, mes compatriotes, et non les miennes, que se trouve la question capitale de la guerre civile. Le gouvernement ne vous attaquera pas. Vous pouvez choisir d’éviter un conflit, si vous ne vous transformez pas vous-mêmes en agresseurs. Aucun précepte du Ciel ne vous prescrira de détruire le gouvernement, tandis que j’aurai pour moi la charge solennelle de le préserver, de le protéger et de le défendre.
Il me faut hélas terminer. Nous ne sommes pas ennemis, mais amis, et devons le rester. Quelle qu’est été la force avec laquelle la passion les a mis à l’épreuve, elle ne doit pas briser les liens d’affections qui nous unissent. Les harmonies mystiques du souvenir, s’élevant de tous les champs de bataille et de la tombe de tous les patriotes jusqu’à l’âme vivante et au foyer de chaque citoyen de ce vaste pays, sauront à nouveau faire retentir le chœur de notre Union dès lors qu’agiront sur elles, comme je le pense, les meilleurs anges de notre nature. »
13H52
Moi, Abraham Lincoln, je fais le serment solennel de remplir fidèlement les fonctions de président des États-Unis, et, dans toute la mesure de mes moyens, de sauvegarder, protéger et défendre la Constitution des États-Unis.
Que Dieu me vienne en aide…
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Discours de la premiere investiture de Abraham Lincoln le 4 mars 1861